mercredi 23 juillet 2014

L'appel des artistes sans réponses... pour le moment

Adresse à Fadila Laanan par plusieurs compagnies présentes dans le Off d'Avignon
À peine désignée, la nouvelle ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles Joëlle Milquet est déjà interpellée. À l'aube de la dernière semaine du Festival d'Avignon lundi soir, le metteur en scène Fabrice Murgia a lancé à l'issue de la première de son spectacle "Notre peur de n'être" un vibrant appel au monde politique. Si le combat des intermittents français avait déjà fait tremblé le festival In, celui des artistes belges -différent dans les détails techniques et juridiques, semblable dans la philosophie- s'est également fait entendre.

En Off et In
Le 7 juillet, la précédente ministre Fadila Laanan avait déjà reçu une première volée de bois vert de la part des artistes présents au sein du "plus grand théâtre du monde", le Off d'Avignon. Par la voix de François Houart des Baladins du Miroir, les compagnies ont appelé à "un rééquilibrage urgent des financements culturels vers l'emploi artistique" et à "une augmentation des budgets culturels liés à la création".
Fabrice Murgia - Crédit: Jean-François Ravagnan
Mais alors que l'édition 2014 du In était marquée par le retour d'artistes belges francophones, on nous annonçait un autre coup de gueule belge lors du spectacle de Fabrice Murgia. Pendant les applaudissements, le jeune metteur en scène a donc pris le micro e, fin de représentation, invitant les autres compagnies belges présentes à Avignon. Dans son allocution (reproduite ci-dessous), l'auteur du "Chagrin des Ogres" communique sa peur. Il lance un appel au public présent. Aux journalistes culturels de relayer la réalité de leur travail, lance-t-il à ses représentants présents, dans un texte vibrant.

Des dossiers chauds
Les artistes craignent pour leur avenir et les coupes budgétaires pressenties. Et à entendre le représentant de la ministre présent lors de la réception d'après spectacle, des coupes, il y en aura ("tout le monde devra faire des efforts"). Les théâtres subventionnés attendent depuis plusieurs mois les nouveaux contrats-programmes. Leur non-indexation répétée depuis plusieurs années énerve autant qu'inquiète le secteur. Par ailleurs, la ministre Laanan avait dû faire marche arrière sur la réduction des fonds d'aide à la création des projets théâtraux (CAPT) face à la mobilisation des artistes. La socialiste n'a pas manqué de refiler la patate chaude des contrats-programmes à son successeur. Enfin, les évolutions du statut d'artiste et les interprétations restrictives de l'ONEM (contestées en justice avec succès) quant à l'accès au chômage ont enfoncé le clou du désarroi du monde culturel.

Promesses floues
Le 23 juillet, le nouveau Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles défendait devant le Parlement sa déclaration de politique communautaire (DPC). En analysant de plus près ce document en son chapitre "Culture", on imagine mal comment le secteur artistique pourrait se voir rassuré. Revenons sur les dossiers chauds qui ont secoué la fin de la législature précédente:
  • Statut d'artiste: c'est une matière fédérale. Il apparaît donc normal que sa clarification ne soit pas à l'ordre du jour du nouvel exécutif communautaire. Tout au plus lit-on que le gouvernement s'engage à "favoriser l’accompagnement et l’encadrement des artistes, notamment en soutenant le guichet des arts dans l’accomplissement de ses missions". Créé en 2013, le Guichet des Arts est le point d'information et d'accompagnement l"collectif et individuel sur toutes les questions relatives au statut social et fiscal des artistes et des techniciens du spectacle". Quant au statut en tant que tel et ses espoirs de réforme, il faudra attendre la constitution d'un nouveau gouvernement fédéral (kamikaze?). Sur le point précis de l'accès au chômage, Marcus Wunderle notait récemment dans une analyse en ligne du CRISP que "suite au transfert du contrôle des chômeurs aux régions en vertu de la sixième réforme de l’État, de devenir différente en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles". Or, aucune précision à ce sujet n'est par ailleurs trouvable dans la DPR wallonne et bruxelloise.
  • Contrats-programmes: la DPC ne mentionne aucun calendrier sur leur sortie. Sous l'intitulé "Poursuivre l’optimalisation de la gouvernance culturelle", l'exécutif précise simplement qu'il procédera à un contrôle plus "un examen précis des budgets des opérateurs culturels bénéficiant d'un contrat-programme ou d'une convention". Condition d'emplois artistiques, limitation des postes de direction, renforcement de la jeune création sont trois des promesses du gouvernement pour les prochains contrats-programmes. Faut-il s'attendre à un nouveau report?
  • Centres culturels: la réforme des centres culturels, attendue par le secteur, doit s'appliquer sur le terrain. Les missions de ces lieux sont ainsi revues. Chaque centre doit ainsi redéfinir ("spécialiser") sa programmation et ses objectifs en regard de son bassin d'action. Dans l'analyse précitée, le CRISP notait comme prochain défi des centre culturels l'articulation "[d']obligations en partie antinomiques d’universalité et de spécialisation". Rien à ce sujet dans la DPC sinon un chapitre générique "accès à la culture pour tous les publics" et des notions fourre-tout à la mode comme "médiation culturelle".
Bien entendu, il s'agit ici que d'une première lecture des intentions du nouvel exécutif attendu au tournant dès la rentrée. On ne peut donc que constater l'absence d'allusion aux dossiers sensibles concernant particulièrement les arts de la scène. Les nouveaux exécutifs ne pourront cependant les repousser éternellement. Car si comme, celui de la FWB le mentionne dans sa déclaration d'intentions, le monde politique entend "préserver la culture des seules lois du marché", il devra préciser ses ambitions culturelle, notamment en termes budgétaires. À ce sujet, "un cadre budgétaire maîtrisé" est juste annoncé de manière générale.
Enfin, la réunion des portefeuilles de l'enseignement et de la culture (à eux deux près de 80% du budget de la FWB) dans les mains d'une seule ministre ne semble pas rassurer tous les acteurs culturels, tant les défis dans ces deux secteurs sont énormes. Joëlle Milquet devra donc répondre à leurs inquiétudes. Entendra-t-elle l'appel à de nouveaux États généraux de la Culture -plus large qu'un cadastre de l'emploi artistique annoncé-, quand on sait le cdH sensible à ce genre de grand barnum? Mais une éventuelle tenue de ces consultations ne présume rien de leurs résultats.

Annexe: 
Le texte intégral de l'intervention de Fabrice Murgia lue ce lundi 21 juillet à Avignon



Bonjour,

Je m’appelle Fabrice Murgia, et je suis le metteur en scène de « Notre peur de n’être ». Je soutiens fermement la lutte des intermittents du spectacle français et je voudrais ce soir leur demander de laisser dans leur combat une place à la Belgique.

Je suis un artiste international dans la programmation de ce festival. Je suis artiste associé au théâtre National de Bruxelles. J’ai répété ce spectacle à la Comédie de Saint-Etienne pendant six semaines. Nous étions dix-huit personnes sous contrat, logées, défrayées, et nous nous apprêtons à partir en tournée. Il a été difficile de réunir tout l’argent pour répéter dans des conditions aussi confortables, mais j’ai eu les moyens de créer ce spectacle parce que je bénéficie de la confiance artistique de mon gouvernement, de mes coproducteurs, de mes partenaires du service public et privé. Je m’exprime de cet endroit-là, parce que j’ai encore la chance de pouvoir faire mon métier.

En ce mois de juillet, on considère les artistes présents à Avignon comme des ambassadeurs. Ce soir, je vais faire mon métier d’ambassadeur.

Je demande à toutes les compagnies belges présentes dans ce festival de me rejoindre sur ce plateau. Beaucoup de ceux qui ne sont pas ici ne sont pas ici parce qu’à cette heure-ci, ils travaillent.

Je voudrais, dans la continuité du spectacle, témoigner de notre peur.

Je ne m’adresse pas tellement à toi, public, qui a acheté un billet. Peut-être que tu en as assez. Mais je sais que si tu es là ce soir, c’est parce que tu voudrais encore venir dans les prochaines années. Je prends donc la parole pour m’adresser aux citoyens qui connaissent peu la situation des artistes par l’intermédiaire des journalistes présents.

Grâce à la confiance et au soutien de ceux qui m’accompagnent, j’ai pu en quelques années faire des voyages incroyables, et je me dois de revenir vers vous avec un sentiment, vous le rendre avec poésie. C’est de ces voyages que naît ma peur de n’être.

Je ne parlerai pas des endroits du monde où il est dangereux de monter sur un plateau pour s’exprimer, car cela me ferait reconsidérer l’annulation du 12 juillet. Ce jour-là, peut-être que nous avons perdu, mais nous avons dû en arriver là pour montrer qu’une menace n’est pas qu’une menace.

Je parlerai de pays très modernes, « exemplaires », dans lesquels on a naturellement cru qu’on pourrait se débarrasser d’un siège de théâtre pour s’offrir un lit d’hôpital. Un fauteuil de théâtre pour un lit d’hôpital. C’est une idée magnifique, mais je ne m’attarderai pas ce soir sur le prix d’une consultation, ni de l’état des hôpitaux dans ces pays-là. Quand on abandonne un fauteuil de théâtre, c’est inévitablement qu’on va mal. Très mal. Et quand je vois l’état de nos théâtres et de nos artistes, j’ai peur pour nos hôpitaux, et c’est normal.

Quand chaque jour, plusieurs théâtres en Europe apprennent que leur subvention est revue à la
baisse, que les forums sociaux où s’échangent les idées disparaissent, j’ai peur que se soigner devienne un truc de riches.

Quand je réalise que nous avons accès à internet depuis trente ans, et que nous sommes incapables d’inventer de nouvelles formes d’économie culturelle, notamment en matière de partage des oeuvres, je me sens pris pour un con, alors j’ai peur.

Quand il faut figurer dans la programmation du Festival d’Avignon In pour qu’on parle vingt 
secondes de spectacle vivant dans un JT, j’ai aussi un peu peur.

Quand je lis la presse et les articles sur la situation des artistes, qu’à la fin de l’article, je parcours les commentaires des tribunes populaires sur les forums internet, ce n’est plus de la peur. C’est quelque chose d’autre, c’est plus qu’une peur... Enfin... Nous sommes beaucoup ici, et imaginez qu’on parle comme ça de vous... Ça fait plus que peur.

C’est comme une peur qui vous dépasse, qui touche à votre mémoire génétique globale, humaine. 

C’est comme quand on se bat à défendre la beauté, à dresser le portrait de l’Homme, mais que le modèle est horrible, stupide, égoïste, méprisant, il vous regarde de travers, comme s’il allait descendre de son socle, arracher votre chevalet, vous le taper sur la gueule, et prendre en plus votre portefeuille qui était presque vide... oui ça fait peur, et en même temps, comment dire, on doit l’aimer, sinon on ne peut pas le peindre, évidement. C’est une peur qui touche à ce qui nous relie, ce qui nous permet de vivre ensemble dans le respect mutuel. Cette peur pour nos enfants, le monde qu’on leur laisse. Une peur que tout à coup, tout le monde se mette à penser la même chose des artistes.

Que faut-il demander aux journalistes belges présents ce soir au Festival d’Avignon ?

Faut-il leur demander de ressortir les chiffres de la culture, et prouver une fois de plus qu’elle est rentable ?

Triste et désolant argument... Faut-il en passer par là ?

Je demande à tous les journalistes belges présents ce soir au Festival d’Avignon de s’adresser à nos concitoyens.

Dites-leur qui nous sommes...

Dites-leur que nous sommes là pour poser des questions critiques sur le monde que nous construisons ensemble. Rien à affirmer. Juste des questions pour les aider à construire.

Dites-leur que nous aussi, nous avons peur de la « crise », mais pitié, dites-leur de nous aider à freiner la crise des valeurs, crise de la solidarité.

Dites-leur que nous avons peur des regards de ceux qui pensent que nous profitons du système quand nous nous tuons au travail et que nous ne voyons pas nos enfants depuis plusieurs semaines.

Dites-leur que le spectacle n’existe pas que dans le gradin, mais aussi dans les classes de leurs enfants, dans leurs souvenirs.

Dites-leur qu’on a deux mille ans d’expérience dans ce secteur florissant, et que ce n’est pas rien.

Surtout, dites-leur que nous sommes comme eux : dites-leur que nous voulons travailler. Juste
travailler.

Dites-leur dans les premières pages de votre journal s’il vous plaît.

Et dites le dans les pages qu’ils liront, parce que vous l’aurez compris, je ne vous parle pas que de spectacle.

Dites-leur en changeant le mot « théâtre » par le mot « hôpital », parce que certains d’entre eux sont malades de mépris et c’est humiliant pour nous tous.

Continuez à leur dire ce qui se passe au sud et au nord de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais parlez-leur de l’utilité de la culture.

Chers collègues, merci de porter ce texte par vos présences.

Chers spectateurs, merci d’avoir assisté à cette représentation de « Notre peur de n’être... ». 

Au théâtre belge, comme au Festival d’Avignon, vous êtes chez vous.!

Bon festival, et bonne fête nationale.