jeudi 21 novembre 2013

Rêve général, ou une usine pour décor

Article paru dans Metro le vendredi 8 novembre.


Crédit: Arsenic



Crédit: Goldo
Le décor n’est pas féerique mais l’initiative d’Arsenic 2, théâtre itinérant, d’accueillir son public dans sa base liégeoise s’avère cohérente quand on détaille la programmation de «Rêve général», du 12 novembre au 7 décembre. Elle n’aurait pas trouvé meilleur écrin que le site d’ArcelorMittal à Tilleur. Le passé industriel florissant de la Wallonie et son actualité sociale alarmante inspirent les artistes. «Rêve général» proposera trois spectacles, dans le style du théâtre documentaire, qui explorent les mémoires et l’histoire économique et sociale belge. La crise actuelle fait surgir des voix de résistance. «Parmi ces voix, l’art, et le théâtre en particulier, ont leur place à prendre», nous dit Arsenic 2. Il faut d’entrée souligner le culot certain de la structure artistique pour proposer lors de ce «focus», le spectacle de Nicolas Ancion et du collectif Mensuel L’homme qui valait 35 milliards. Dans cette pièce, on suit les aventures d’un artiste contemporain qui, pour se faire remarquer, projette d’enlever Lakshmi Mittal en personne (toujours propriétaire des lieux), et de lui demander lors de sa détention de reproduire des oeuvres controversées du 20e siècle. Dans l'extrait que nou avons pu voir, un humour coup de poing dynamise cette pièce inscrite dans la veine d’un certain théâtre-action. 

Crédit: Lou Hérion
Émouvantes dans leurs récits, les trois comédiennes de Montenero -Sandrine Bergot, Martine De Michele et Valérie Kurévic- ont recueilli les histoires de femmes originaires du village italien de Montenero di Bisaccia. Si elles sont venues en Belgique, ce n’est pas toujours de leur plein gré. Mariages arrangés avec les immigrés mineurs, envie de nouveaux horizons, le trio permet avec ces témoignages de donner à l’immigration une parole féminine, trop souvent occultée. Ces histoires sont soulignées de chants populaires et militants italiens mis en musique par Alberto di Lena à l’accordéon et Carmelo Prestigiacomo à la guitare. Dès la lecture de son titre, on saisit tout de suite que Grève 60 évoquera l’un des épisodes les plus importants de l’histoire sociale de Belgique. Avec des documents historiques, des témoignages réinterprétés et des caricatures de personnages, Patrick Bébi reconstruit les événements mouvementés de l’opposition populaire à la loi unique d’austérité du gouvernement Eyskens en 1960. Au premier abord un peu scolaire, le spectacle, imaginé dans le cadre d’un projet au Conservatoire de Liège, gagne en puissance et en émotion grâce aux interventions d’un chœur d’une soixantaine de personnes de la région. À coup d’«Internationale» et d’autres refrains ouvriers, un parallèle avec la situation socio-économique contemporaine, arrive en point d’orgue plutôt habile et pertinent. 

Crédit: Véronique Vercheval

Le théâtre fait réfléchir mais n’oublie pas la convivialité. Le public pourra rejoindre le lieu des spectacles en péniche depuis le centre de Liège les 17, 24 et 30 novembre, durant lesquelles des animations en lien avec les spectacles seront proposées. Cinéma, exposition, concerts et soirées piano bars compléteront le programme de ces trois semaines qui démontrent que la lutte sociale peut prendre de multiples formes. Les artistes ne vivent pas hors du monde, en attestent les échanges avec les ouvriers et les syndicalistes pour l’élaboration de ces spectacles. Mais ils se nourrissent de ses réalités pour mieux nous les révéler et les rendre universelles.

Jusqu'au 7 décembre en région liégeoise

L.E.A.R., d'Antoine Laubin

Vu au Varia le 15 novembre 2013

Crédit: Alice Piemme
L'histoire du King Lear a traversé les siècles et semble toujours fasciner. On l'a vue récemment traitée au Théâtre du Parc sur le thème de la vieillesse dénigrée et de l'abandon des personnes âgées par les jeunes générations. Mûrissant son projet depuis plusieurs années, Antoine Laubin a choisi de nous parler de transmission et de gratitude (ou d'ingratitude, cela dépend de l'état de votre relation avec vos père, mère ou bambins au moment d'écrire cette article). Une chose est claire pour lui dans ce classique, même remis au goût du jour, Les Enfants n'Auront Rien. Un acronyme efficace à la communication du spectacle qui se justifie par la tournure qu'ont voulu lui donner Laubin avec son comparse à l'écriture Thomas Depryck.

Crédit: Alice Piemme
La première partie de L.E.A.R. retrouve le Lear originel, dans ses deux premiers actes, l'histoire d'un vieux roi qui lors de son abdication divise son royaume entre ses trois filles. Mais la cadette déçoit son paternel en faisant preuve d'honnêteté là où ses sœurs s'aventurent dans la minauderie faux-cul. Mais le vieux souverain regrettera son manque de lucidité en découvrant que ses chouchoutes chercheront à se débarrasser de ce sujet (ou objet) encombrant avec ses 100 soudards. L'ingratitude prend parfois des allures de fausse bienveillance. Les deux auteurs font tout ici pour éviter le classicisme, en dépoussiérant le texte tout d'abord. Les niveaux de langage se confondent avec des passages n'hésitant pas à singer une conversation électronique, sans jamais tomber dans la vulgarité ou dans le jeunisme forcé. Laubin et Depryck placent la famille et sa cour dans un canapé Chesterfield géant, comme si le décor voulait ramener tous les protagonistes à une taille d'enfant. Aux côtés d'un Lear -interprété par un caverneux Philippe Grand'henry-, la jeunesse (Marie Lecomte, Julien Jaillot, Christophe Lambert, Vincent Sornaga, Pierre Verplancken) se veut presque sautillante, tout au moins dynamique, conférant peps et légèreté à leur jeu entre accoudoirs rembourrés.

Crédit: Valentine Gillard
En un habité "Cambodia" de Kim Wilde et un monologue de Lautréamont (extrait des Chants de Maldoror), ce décor cosy se disloque pour laisser la place à un plateau sombre aux éléments éclatés comme la parole qui nous est proposée dans la deuxième partie. Shakespeare laisse la place à une écriture collective, de plateau, partant de témoignages, du vécu de la bande de comédiens. L'approche de la parentalité se veut parfois problématique. On s'attarde tout particulièrement au touchant monologue de Christophe Lambert en père inquiet pour sa fillette. Marie Lecomte dévoile un extrait du journal de son père. Devenir parent n'est pas une évidence mais un chemin à parcourir. Être l'enfant de ses parents semble l'être tout autant. Laubin a bien creusé son sujet, qui le suit depuis Les langues paternelles. Il en a mâché des textes (Exley notamment) et les a donnés en pâture à un formidable collectif de comédiens. La colère laisse la place à une douce mélancolie et au regard tendre sur la filiation. Le spectacle prend alors toute sa force dans ce deuxième acte rassemblant parents et enfants dans leurs difficultés de dialoguer. 

À voir jusqu'au 24 novembre au Manège.Mons et du 26 au 30 novembre au Théâtre de Liège.

mercredi 20 novembre 2013

Rearview, d'Armel Roussel

Vu aux Tanneurs le 13 novembre 2013


Crédit: Alice Piemme
Tout vouloir plaquer et partir loin. Ça nous est tous arrivé un jour, du moins l'envie. le protagoniste de Rearview, lui, passe à l'acte. Il laisse en plan copains-crétins et gonzesse pour embarquer dans un road-trip à l'américaine. Cela tombe bien puisque le texte de Gilles Poulin-Denis nous vient du Québec. Séduit par cette langue si particulière, Armel Roussel l'a choisi pour mettre en scène son premier solo.

On retrouve dans ce spectacle une saveur et une couleur de fin de nuit que Roussel avait déjà explorée dans Nothing Hurts de Falk Richter, avec son quatuor de noceurs en plein trip intersidéral. Mais ici, Guillaume, le protagoniste, est seul face à la route et aux rencontres qui la jalonnent. La route qui défile sur l'écran derrière lui le pousse à courir, sans regarder dans le rétro, après une jeunesse qu'il dit avoir manquée (s'endormir à 17 ans et se réveiller à 27). Malheureusement, c'est le néant et le vide que semble découvrir notre ami routard à la prochaine station-service plus qu'un plein de plaisirs effervescents. Et ses rencontres avec un policier et des oiseaux de nuit naufragés dans une discothèque de bord de chaussée n'y changeront rien.

Crédit: Alice Piemme
Romain Cinter, aperçu dans la création de fin d'études de l'INSAS Angels in America (déjà mise en scène par le "professeur" Roussel), assez à l'aise dès le départ dans cette langue qui serpente entre anglais et français à la manière d'une route des Rocheuses. C'est d'ailleurs ici que réside pour nous l'intérêt, dans un vocabulaire bilingue, coloré et plein d'humour désemparé. "Concrète, poétique, à la fois directe et mystérieuse", la décrit Armel Roussel. La bonne maîtrise du jeune comédien sur ce terrain fait oublier ses petites faiblesses, la voix perdant parfois la tenue nécessaire pour ce rôle de solitaire perdu sur une route bitumée. Le joli travail sur les lumières (sous la direction technique de Nathalie Borlée) transmet les différents états d'âme par lesquels passe le fugitif jusqu'à une rencontre avec un certain Jim Morrison qui le conduira vers la fin du voyage.

Au Théâtre Les Tanneurs jusqu'au 23 novembre.







vendredi 15 novembre 2013

Money, de Françoise Bloch

Vu au Théâtre National le 18 octobre 2013


Dans ses productions du Zoo Theatre, Françoise Bloch et ses comédiens ont l'art de traite à bras le corps de sujets, a priori peu théâtraux. Après les monde de la consultance (Grow or Go) et celui du télécommerce (Une société de services), la metteure en scène et ses quatre comédiens ont remis le couvert de l'écriture collective pour fournir leur vision de la crise financière et bancaire. 
Crédit: Antonio Gomez Garcia
Depuis 2008, la chasse aux spéculateurs outranciers est lancée. Mais nous, pauvres victimes d'un système qui nous dépasse, avons été les pions de notre propre perte. Money pose clairement la question. Notre épargne que nous croyons sagement dormir dans les coffres froidement métalliques de nos banques serait donc l'arme du crime. Sans que nous le sachions. Que nos économies financent des activités peu recommandables au niveau environnementales, politiques voire militaires. Et selon le Zoo Théâtre, cela commencerait dès la salle d'attente de votre banquier, quand une petite musique diablement orchestrée vous fait sentir comme acteur de votre destin alors qu'un habile numéro de prestidigitation lexicale (avec son lot d'expressions toutes faites) va vous déposséder de votre conscience pécuniaire.
Crédit: Antonio Gomez Garcia
Tout cela vous semble aussi rébarbatif qu'un prospectus vantant la rentabilité d'une sicav? Que nenni! Françoise Bloch chorégraphie littéralement cette manipulation organisée. Au fil des saynètes qui nous sont proposées sur fond de vidéos graphiques ou explicatives, sièges de direction et tables de travail virevoltent dans un ballet dynamique reflétant la danse dans laquelle nos chères institutions financières nous entraînent pour mieux nous embobiner. Les comédiens endossent avec talent tour à tour les costumes de banquiers finauds et de clients naïfs. Le quatuor ne manque pas d'humour, et reçoit des mentions spéciales, notamment pour Benoît Piret, en (faux) ingénu du marketing bancaire, et Jérôme De Falloise (Aude Ruyter et Damien Trapletti ne déméritent pas pour autant ;-)).
La démonstration est édifiante, nous sommes tous des coupables collatéraux du désordre économique mondial. Mais plus qu'un constat, la pièce veut aussi nous pousser à l'action (de manière légère, pas de théâtre-action ici), ou du moins à la réflexion de la culture de nos économies. À qui profitent-elles? À nous de le décider...